Le chemin de halage

par Rachel Bouvet

Partie chercher une carte de téléphone, je me heurte à une porte close. C’est un petit village, le bureau de tabac n’ouvre pas avant 15h, j’ai une heure devant moi. Je retourne près du pont, où je retrouve avec plaisir le chemin de halage. Il a été conçu pour les chevaux, qui tiraient les péniches à partir du 18e siècle sur la Vilaine car le courant était trop faible, mais aujourd’hui c’est un lieu de promenade emprunté par les riverains, les pêcheurs, les cyclistes, les citadins du dimanche qui font le plein de nature.

Je ressasse les déceptions des derniers jours, je laisse la douleur se liquéfier entre mes paupières, je hale ma peine en longeant la rive. La tristesse pèse de tout son poids sur l’eau, sans parvenir à entraver mon avancée. Ma mère ne m’a pas reconnue – la phrase est restée bloquée, elle n’arrive pas à cheminer dans mon esprit, pourtant c’est bien ce qui s’est produit. Le lien ne s’est pas rétabli, il n’y a pas eu, il n’y aura plus de joie partagée au moment des retrouvailles. Il n’y a pas eu de retrouvailles, il n’y en aura plus. La pandémie a prolongé l’absence, deux ans ont passé depuis mon dernier séjour, deux années durant lesquelles la maladie s’est accentuée – je suis arrivée trop tard. Chaque foulée me déleste des émotions qui me traversent. La présence de l’eau m’apaise, celle des arbres aussi, qui accueillent à pleines branches dénudées la lumière du soleil de janvier.

À première vue, la Vilaine a tout l’air d’une rivière, une rivière de taille modeste comparée à celles du Québec, mais comme elle se jette dans l’océan Atlantique, sur la côte sud de la Bretagne, elle n’en est pas vraiment une. Son accès direct et privilégié avec la mer fait d’elle un fleuve, le 10e de France, un fleuve passé sous silence dans tous les noms qui lui ont été donnés. Canalisé à partir du 14e siècle, c’est l’un des premiers cours d’eau qui s’est retrouvé harnaché d’écluses et ponctué de moulins d’un bout à l’autre. D’ailleurs, c’est l’une des hypothèses, le nom de « Vilaine » – que j’ai jusque-là associé comme bien d’autres à un jugement esthétique plutôt dévalorisant – viendrait du breton ar ster vilen, la rivière aux moulins. De fait, j’en croiserai un plus loin, juste après la maison de l’éclusier. Ce dernier est absent, si l’on en croit les portes et les volets fermés, mais son numéro de téléphone est affiché bien en vue – noir sur blanc dans le rectangle bleu –, en cas de besoin.

Ar ster vilen ou ar ster velen ? Vu sa couleur, on pourrait pencher vers la seconde, ar ster velen, la « rivière jaune » aux eaux boueuses, teintées par les schistes présents dans le sol. Ne serait-ce pas plutôt le fleuve jaune en fait, puisque ce n’est pas une rivière à proprement parler ? Est-ce qu’il y a seulement une différence en breton entre « rivière » et « fleuve » ? À part les abers que je connais bien, ces estuaires dans lesquels la mer s’infiltre en introduisant le rythme des marées à l’intérieur des terres, les nuances hydriques de la langue celtique m’échappent. Ar ster velen fait écho à d’autres cours d’eau, au célèbre fleuve Jaune, Huang hé, dont j’ignore la véritable prononciation. À vrai dire, je ne l’ai rencontré que dans les livres, ce fleuve qui traverse le plateau tibétain et qui doit être immense puisque c’est le deuxième fleuve de Chine; j’en connais surtout la description qu’en fait Victor Segalen dans son Équipée. Vu les forts courants qui le traversent, je doute qu’il y ait là-bas des chemins de halage.

En réalité, selon les variations de la lumière, les nuances de couleur oscillent entre le jaune et le rouille, ce qui explique peut-être les fluctuations de son étymologie. Au 2siècle, elle avait une appellation grecque : « herios potamos », la rivière sombre ou brumeuse, et plus tard, à partir du 11siècle, on la nommait Visnonia (une déformation de Vicinonia), la rivière aux eaux de rouille, ce qui a donné en français Villaingne, puis Vilaine. On dirait que toutes les langues – le grec, le latin, le breton, le français – s’associent pour enrichir la signification de l’hydronyme, à condition toutefois de suivre la logique des cours d’eau : plus il y a de sources, plus la pensée est féconde.

Je n’ai pas vu de péniches ce jour-là, ni de chevaux, mais ça fait longtemps qu’ils ont été remplacés par des moteurs. Par contre, j’ai croisé des embarcations plus rudimentaires, des ouvrages de patenteux qui ne reculent devant rien pour fabriquer des radeaux de fortune.

Mais la rencontre la plus spectaculaire sur le chemin de halage s’est déroulée dans les airs. Au début, ils étaient trois, de loin on aurait dit des vautours guettant une proie l’air de rien. Comme j’avais dû faire du bruit ou du mouvement en approchant de la rive, l’un d’eux s’est envolé. C’est comme ça que je l’ai reconnu, à sa façon de voler : c’était un cormoran.

Sur le chemin du retour, je me suis arrêtée longuement. Le cormoran timide avait repris sa place, et je ne sais quoi dans cette disposition des oiseaux, chacun sur une branche, m’a ramenée plusieurs années en arrière, à Fès, où j’étais restée comme hypnotisée par trois pigeons juchés en haut d’un minaret, chacun sur une boule dorée. Au sommet d’un arbre mort dont les branches dessinaient dans le ciel d’étranges circonvolutions, les trois cormorans témoignaient à leur façon de la proximité de la mer et me jetaient dans des rêveries méditerranéennes, dans un jeu de correspondances énigmatiques où les chemins d’eau et de terre n’en finissaient plus de se croiser, emportant vers le large mes soucis et ma peine, déliée enfin de ses attaches.

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